J’ai
trouvé ce dossier très intéressant, instructif et beaucoup de Vérité, bonne
lecture .
« Dans
la main d'un ami, il faut déposer sa confiance;
dans
son âme, sa compréhension;
sur
ses lèvres, son sourire;
devant
ses yeux, une rose;
près
de lui, sa présence et son aide;
et
dans son cœur, le bonheur de son amitié. »
L’amitié.
Un attachement détaché
Xavier LACROIX, Les mirages de
l'amour, Questions en débat, Bayard Editions - Centurion - Bovalis, 1997,
chapitre III, "L'éloge de l'amitié", pp. 127-130.
"Notre amitié est le nuage
blanc préféré du soleil" .
René Char, La parole en archipel (1962), Pléiade, p. 381
1. L'amitié vit de liberté
"Une accointance, libre et volontaire" : ainsi Montaigne
qualifie-t-il l'amitié.
Le rapprochement, légèrement paradoxal, entre le nom et les adjectifs, dit
bien une des vertus essentielles de l'amitié : celle-ci vit de liberté. Elle
met en jeu des ressources du sujet qui ont beaucoup moins à voir avec la
fatalité que l'amour. Il n'est pas question de "destin des pulsions"
en amitié. Ou alors, si l'on veut parler d'idéalisation de l'éros, celle-ci
passe par tant de médiations que la conscience et le libre choix y ont
largement leur part ! Je puis plus facilement dire "non", et donc
plus librement dire "oui", à une amitié qu'à un amour.
A l'égard de l'ami, il en va de même : le respect de la liberté de
l'autre est la règle d'or. Comme l'écrit Francesco Alberoni, " en aucun
cas il ne viendrait à l'idée d'un ami d'utiliser un filtre d'amitié". *
L'amitié se nourrit de réciprocité et d'égalité : elle serait entravée si
n'était pressentie en l'autre la même liberté que j'éprouve en moi.
* F. ALBERONI, Le choc amoureux [1979] , Pocket, 1981, p. 32.
2. L'amitié repose rarement sur une promesse
Dans cette optique, l'amitié vit autrement la fidélité. Tout d'abord, il est
à noter qu'elle repose très rarement sur une promesse, alors que, comme nous le
verrons, l'amour appelle celle-ci. On imagine mal des amis (hormis dans les
amitiés enfantines ou adolescentes) se jurer explicitement fidélité
éternelle.
Un des traits caractéristiques de l'amitié est la pudeur. Cela est sans
doute lié à sa qualité de vertu morale, car on imaginerait mal une vertu
s'exhibant elle-même. La fidélité y est l'exigence implicite qui naît de la
confiance et des confidences auxquelles celle-ci a pu donner lieu. Elle est aussi
appel à ne pas rompre un bienfait, celui du fil souterrain qui relie les
rencontres discontinues.
Un pacte, susceptible même de s'apparenter par tel ou tel trait à un pacte
d'alliance, peut sous-tendre certaines amitiés. Mais d'une part cela n'est pas
toujours le cas (nombre d'amitiés, quoique authentiques, demeurent empiriques
et dépendantes des circonstances), d'autre part le pacte en question restera
naturellement implicite.
Plus que l'amour, l'amitié vit dans le présent; elle se nourrit du miracle du
retour d'un présent enrichi de passé, tandis que l'amour est avènement d'un
avenir nouveau, envisagé en commun.
L'amitié ne parle pas de "toujours"; la promesse contenue dans
l'"au-revoir" lui suffit.
3. L'amitié se contente de la joie de chaque rencontre
Aussi le temps de l'amitié n'est-il pas celui de l'amour. Ce dernier, bien
sûr, doit supporter les séparations, apprendre une certaine aération. Il ne
s'agit pas d'être "tout le temps ensemble". Mais, même intégrée, la
séparation y sera vécue différemment. Toujours comme en négatif. Et l'autre,
même absent, demeure présent ; le cours des pensées reconduit irrésistiblement
à lui (à elle). L'amitié intègre bien davantage l'absence. Elle se contente de
la joie de chaque rencontre. Alberoni définit le temps de l'amitié comme
"granulaire", c'est-à-dire comme une série de moments présents.
L'exclamation "il y a bien longtemps que l'on ne s'est pas vu!" y
prend une coloration différente de celle qu'elle prend dans l'amour : entre
amis, le propos est joyeux, détendu, gratifiant, alors que chez les amants il
signifiera plutôt une plainte, l'expression d'une peine, quand ce n'est pas
d'un reproche.
4. L'amitié est plus désintéressée que l'amour
Ainsi l'amitié peut-elle apparaître comme plus désintéressée que l'amour.
Jean Lacroix va jusqu'à voir dans ce trait sa marque distinctive
: "L'essentiel de l'amitié, c'est le désintéressement, c'est-à-dire
l'affirmation de la valeur absolue de l'autre". *
Ce qui compte pour elle, c'est que ce dernier existe, avec ou sans moi.
Qu'il poursuive sa voie, qu'il porte du fruit. Il lui suffit de vérifier, de
temps à autre, l'accord. Non seulement de le vérifier, mais de le savourer, le
célébrer, le temps d'un repas, par exemple, dans la plénitude d'un présent qui
n'a pas besoin d'envahir toute la durée.
* Jean LACROIX, "De l'amitié", in Le sens du dialogue, La
Baconnière, Neuchâtel, 1944, p. 139.
5. C'est plus facile d'être soi-même avec un ami qu'avec un amoureux
Moins possessive, l'amitié sera plus détendue. Elle connaîtra moins cette
inquiétude jalouse qui conduit beaucoup à élaborer, consciemment ou
inconsciemment, des stratégies de conquête ou de défense. Aussi sera-t-elle
moins que l'amour le lieu de malentendus : "C'est plus facile d'être
soi-même avec un ami qu'avec un amoureux, parce qu'il n'y a pas de comédie à
jouer", lance Margot, personnage lumineux du beau film d'Eric Rohmer,
Conte d'été, confirmant ce propos de Jean Lacroix : "Si l'amour parfois
s'accompagne d'un certain mensonge - n'a-t-on pas dit qu'il vivait de
mensonges? - l'amitié, elle, n'existe que dans la vérité, ne vit que de
sincérité. Le véritable nom de l'amitié est peut-être confession". *
Dans l'amitié, la clarté du visage de l'autre est moins obscurcie par ce que
le même philosophe nomme "le feu sombre de la passion". L'autre n'y
est pas transfiguré, il est moins idéalisé, ce que d'aucuns pourront regretter,
mais ce qui offre aussi la chance d'une relation plus claire, plus réaliste et
plus sereine.
Plus éloignée de la passion que l'amour, l'amitié sera aussi plus tempérée,
moins violente. On n'y retrouvera pas (ou moins) ces renversements soudains de
l'affection en haine, ces contradictions que l'on trouve en amour. Elle connaît
moins ce que les psychologues appellent l'ambivalence, en laquelle l'attraction
se double de répulsion, la vénération d'exécration. Ce qui fait que malgré
l'absence de serments, elle s'avère finalement plus stable que beaucoup
d'amours.
* Jean LACROIX, "De l'amitié", in Le sens du dialogue, La
Baconnière, Neuchâtel, 1944, p. 144.
ENTRE PAROLE ET DÉSIR
Xavier LACROIX, Les mirages de l'amour, Questions en débat, Bayard Editions
- Centurion - Bovalis, 1997, chapitre III, "L'éloge de l'amitié", pp.
120-127.
"L'amour n'est qu'un désir
forcené après ce qui nous fuit.
C'est un feu téméraire et volage,
ondoyant et divers, feu de fièvre,
sujet à accès et remises.
[...]
En amitié, c'est une chaleur
générale et universelle,
tempérée au demeurant et
égale,
une chaleur constante et
rassise,
toute douceur et polissure,
qui n'a rien d'âpre ni
poignant".
MONTAIGNE, Essais, I, XXVIII, Editions Rencontre, p. 205.
1. On tombe amoureux, alors qu'on ne "tombe" pas amis.
Une première différence entre amour et amitié s'indique dans leur naissance.
Celle de l'amour est généralement liée à un commencement bien repérable, un
élan puissant, une révélation soudaine. A tel point que l'on peut parler de
"choc amoureux". On imaginerait mal parler de "choc
amical".
Si l'amour survient comme une inspiration "divine", l'amitié sourd
généralement d'une manière plus modérée, plus continue, s'accommodant mieux de
degrés. Elle peut naître insensiblement, s'alimentant dans sa genèse même, nous
l'avons vu, à la durée. Tandis que l'amour, selon la belle expression de
Jankélévitch, "commence par lui-même", l'amitié peut, à la manière
d'une conviction, s'étayer sinon sur des raisons, du moins sur une expérience,
des goûts, des plaisirs, des impressions. Tout cela est indice d'un caractère plus
radical de l'amour, qui prend (ou "ravit") plus totalement le
sujet.
Etre amoureux, nous disent les psychologues, renvoie aux premiers émois de
la vie, à l'expérience de la tendresse maternelle, au sentiment de plénitude de
l'enfant dans les bras de sa mère.
L'amitié ne remonte pas si haut, ne renvoie pas, semble-t-il, à une
expérience aussi primordiale.
2. L'amitié se contente d'aspects partiels de l'autre ; l'amour vise au
tout.
L'amitié est une forme d'affection dans laquelle l'ordre de la parole, qui
ne peut pas ne pas être celui de l'intelligence et de l'esprit, tient lieu de
médiation d'une manière déterminante. Sans réduire l'esprit à l'intellect, sans
réduire donc, bien sûr, l'amitié à n'être que mentale, disons qu'elle repose
sur une communauté de visées existentielles impliquant, pour l'essentiel, des
libertés. Des visages. Des sujets historiques, parlant et agissant. Montaigne
ne la définit-il pas comme la "convenance des volontés" ?
Avec l'amour, l'ordre du désir devient prépondérant. La concorde, l'harmonie,
l'unité même ne suffisent pas ; c'est l'union qu'il lui faut, vers l'union
qu'il tend. Partager ne lui suffit plus ; c'est posséder l'autre, ou se donner
à lui (à elle) qui est attendu. Voici que l'espace qui sépare les corps est
appréhendé comme une séparation, une souffrance. Franchir cet abîme, telle est
la visée du désir. L'aimé n'est plus seulement un interlocuteur, sujet, acteur
; il devient sensiblement corps, et corps de chair.
Tandis que l'amitié se contente d'aspects partiels de l'autre, de
manifestations toujours inachevées de sa vérité, l'amour vise au tout.
L'amitié se contente, se réjouit même, de son apparaître ; l'amour, lui
aspire à goûter sa substance, la palpitation sensible de sa vie.
3. L'amitié est sensible au regard ; l'amour veut se plonger dans le noir
des yeux.
La relation au corps en est changée. L'évidence lumineuse de sa présence,
qui était surtout et presque exclusivement celle de son visage, cède la place à
une opacité, une épaisseur de mystère. Sous l'éclat de la peau est pressentie
la profondeur de la chair. Or, un tel pressentiment n'a pas lieu dans
l'indifférence : il me "remue", c'est-à-dire qu'il produit à
l'intérieur de moi, de mon propre corps, un mouvement, une émotion. Aussi
peut-on parler de "trouble" : la clarté du regard s'obscurcit quelque
peu, se mêle d'autre chose qui est, précisément le désir. Désir de passer du
monde de la lumière à un autre mode de relation plus obscur, plus ténébreux,
plus intime.
L'amitié est sensible à l'éclat du regard ; l'amour voudrait plonger dans le
noir des yeux, comme sur le seuil d'un abîme.
En ce sens Emmanuel Lévinas peut-il affirmer : "L'amitié tend vers
autrui; l'amour cherche la volupté et la fécondité".*
Aux deux modes de tension vers l'un évoqués plus haut correspondent deux
relations différentes à l'altérité. Sachant qu'autrui est à la fois autre que
moi, mon semblable différent de moi, l'amitié sera expérience de similitude
dans l'altérité, tandis que l'amour sera épreuve de la différence en tension
vers l'unité.
* E. LEVINAS, Totalité et infini, Martinus Nijhoff, 1968, p. 244.
4. Dans l'amitié, la séparation des corps va de soi; elle est même un
bienfait.
Dans l'amitié, l'autre est autre, en tant qu'individu. Cela est acquis,
accepté et ne fait pas question. La séparation des corps va de soi ; elle est
même un bienfait. Ce qui touche, ce qui suscite l'amitié, ce sont alors des
similitudes ou, pour le moins, une harmonie, sur ce fond d'altérité. Une vibration
commune à des valeurs communes même si, par ailleurs, histoires, complexions
psychiques et caractères sont différents. Les gestes de l'amitiés tel celui de
poser la main sur l'épaule, ne prennent leur sens - sens précisément de gestes
d'amitié - que sur fond de non-possession (de détachement, de liberté, de
consentement à la distance).
Toutefois, sous un autre angle, n'était-ce la distance des corps ou, plutôt,
parce qu'ils ont accepté et assumé celle-ci, les amis, d'une certaine manière,
s'appartiennent l'un à l'autre. Chacun peut dire de l'aute : "mon
ami". Ces deux libertés n'ont pas seulement entre elles des rapports
d'extériorité. Une histoire commune est née, une solidarité, une fiabilité.
Chacun peut "compter sur" l'autre. par la confiance, par les aveux et
les confidences, ils ont donné, livré beaucoup d'eux-mêmes à l'autre. Ce moment
présent, la marche commune, l'horizon de celle-ci leur sont communs. C'est
pourquoi Alain Cugno peut noter avec beaucoup de finesse : Dans l'amitié, le
désir ne cherche pas à posséder ce qu'il ne possède pas, comme s'il le
possédait déjà, et parce qu'en un sens il le possède déjà. Dans l'amitié, le
corps de l'autre m'appartient déjà pour autant qu'il est en lui d'être à moi.
Il y a bien là une mise en œuvre de la sexualité, mais très spécifique et qui
se nomme tout simplement la chasteté". *
Cette différence et cette distance, l'amour les éprouve et il saura les
intégrer, lui aussi (l'amitié, heureusement, n'a pas le monopole de la
chasteté). Mais il les éprouve comme douloureusement ou, pour le moins, en
tension vers une unité qui ne serait pas seulement communauté, mais union.
L'appartenance mutuelle des esprits et des cœurs, dont nous parlions à
l'instant, ne lui suffit pas ; il lui faut celle des corps. "Dans l'amour,
le corps de l'autre, qui m'est pourtant offert, m'apparaît comme
douloureusement hors de ma possession. Je veux alors m'en emparer par un acte
qui en marque à la fois la proximité et le caractère insaisissable".
Même si le terme "possession" n'est pas très plaisant, c'est bien
vers quelque chose qui s'en approche que tend l'amour. Une possession qui, si
le climat est de tendresse et de respect mutuel, résulte moins de la conquête
de l'un par l'autre que du don l'un à l'autre. Une appartenance mutuelle qui
est moins "prise de possession" qu'accueil et don, ou encore accueil
réciproque du don de l'autre.
Alain Cugno récapitule très bien la différence entre ces deux attitudes :
"En résumé, l'amour et l'amitié savent que l'autre aimé est définitivement
à la fois donné et hors de portée. L'amour insiste sur le "hors de
portée" et donc fait les gestes de la possession. L'amitié s'installe dans
le "donné" et donc accomplit les gestes de la dépossession". **
Il est vrai qu'éprouver l'autre à la fois comme hors de portée et très
proche exige une certaine finesse, quasi dialectique, de l'affection. Une
qualité relationnelle qui relève de l'art, dans laquelle, malgré l'attrait
exercé par la personne de l'autre, malgré l'aura de la présence commune, il est
accepté, reconnu comme naturel que l'ami(e) ne soit pas tout entier
possédé.
Un renoncement qui fait la valeur de l'amitié, tandis que l'amour, même si
la réalité de l'autre et la vérité de la relation le conduisent finalement à un
acte analogue, continue, de lui-même, à tendre vers l'un et le tout.
Dans la différence entre ces deux relations au corps se trouve sans doute
l'une des sources principales d'un trait distinctif entre l'amour et l'amitié.
Tandis que celle-ci est naturellement plurielle, celui-là tend spontanément à
l'unicité. Aussi forte soit une amitié, elle s'accommode très bien d'autres
amitiés, dont elle peut même s'enrichir. (Si elle n'y parvient pas, se laissant
prendre par la jalousie et se voulant exclusive, cela est le signe qu'alors
elle n'est plus tout à fait de l'amitié, mais devient passionnelle, basculant
vers l'amour). La raison de cette possible pluralité est que l'amitié n'engage
que ma liberté, mon esprit, ma parole. Or, ces dimensions de la personne sont
"protéiformes", c'est-à-dire qu'elles peuvent s'incarner diversement.
Henri Van Lier dit que l'amitié est "toujours spécialisée". Cela ne
signifie pas qu'elle se confonde avec une relation purement pragmatique -
chaque amitié sera le lieu d'une rencontre véritable - ; cela n'exclut pas le "meilleur
ami", celui auquel on pourra confier ce que l'on ne dirait à personne
d'autre ; mais il est vrai, comme le relève Van Lier, "qu'un même individu
peut engager de multiples amitiés interpersonnelles, parce qu'il est assez
divers pour prélever en soi plusieurs constellations originales lui permettant
d'entretenir avec une pluralité d'être des relations différentes". ***
* A. CUGNO, Jean de la Croix, Fayard, 1985, p. 143.
** Ibid.
*** H. VAN LIER, L'intention sexuelle, Casterman, 1968, p. 157.
5. Le désir homosexuel relève, dans
bien des cas, d'une érotisation de l'amitié.
En confirmation de cette double corrélation, il s'avère que, lorsque
l'amitié tend à devenir exclusive (connaissant, par exemple, la jalousie), ou
lorsqu'elle se laisse envahir par le désir de possession charnelle, ses
frontières avec l'amour, généralement, deviennent floues. Ce peut être le cas
des amitiés enfantines ou adolescentes ; telle est aussi bien sûr la pente de
l'affectivité dite homosexuelle.
Mais l'analyse de l'amitié ne doit pas partir de ces situations limites. Qui
veut percevoir l'essentiel tant de l'amitié que de l'amour doit d'abord
commencer par les situations - et elles sont assez nombreuses - où l'amitié est
clairement amitié, et l'amour clairement amour.
En second lieu, il serait pour le moins prématuré (ou, parfois,
anachronique) de projeter sur toute forme d'amitié teintée de quelque
coloration amoureuse la notion moderne d'homosexualité. Il est vrai que le
désir homosexuel relève, dans un certain nombre de cas, de ce que l'on peut
appeler une érotisation de l'amitié ; mais cela ne veut pas dire qu'à l'inverse
tout désir, éventuellement passager de ce type, révèle une structure
homosexuelle définitive ou exclusive. Le terme "homosexuel" lui-même,
d'apparition récente (fin XIXe), réunit toutes en un tout des réalités très
composites : attirances, désirs, gestes, conduites, affections... En
psychologie, il désigne une structure désirante spécifique que la psychanalyse,
depuis Freud, interprète comme la marque d'une immaturité affective. Toute
érotisation de l'amitié ne relève pas de cela. Elle peut être liée aux
circonstances, au contexte culturel ou à un moment de l'histoire personnelle.
[...]
Il serait infiniment regrettable d'interpréter toute amitié forte et intime
comme expression d'une homosexualité. Ce qui a pourtant souvent cours
aujourd'hui.
Qui n'a pas entendu le soupçon d'homosexualité peser sur telle paire d'amis
qui osent afficher une relation privilégiée surtout si, ô comble de témérité,
ils en viennent à habiter ensemble. Mesurons combien ce point de vue, qui peut
être défini comme une érotisation du regard, est une gêne pour les sujets en
question. Combien aussi il est culturel : toute notre culture porte à une telle
érotisation. Quelle libération si des gestes d'affection fraternelle pouvaient
être posés sans que ne se profile le spectre d'une catégorie enfermante !
6. L'amitié entre un homme et une femme est, elle aussi, possible.
Vœu similaire pour ce qui concerne l'amitié entre hommes et femmes. Que
deviendrions-nous si celle-ci était impossible (comme telle) ? Certains sont
ici dubitatifs. Mais tous ceux qui font l'expérience de telles amitiés peuvent
attester leur possibilité. Sur le registre des relations de l'homme et de la
femme, éros, s'il n'est jamais totalement absent, n'occupe pas toujours la
première place. Entre un homme et une femme aussi la relation peut s'établir
essentiellement sur les bases de la parole et de la rencontre
interpersonnelle.
Il est vrai que certaines circonstances peuvent rendre plus précaire cette
possibilité, tandis que d'autres la renforcent. Au rang de celles qui
l'hypothèquent : le jeune âge, l'isolement, la fragilité psychologique ; au
rang de celles qui la renforcent : la maturité affective, l'intégration dans un
réseau d'amitiés plus larges, l'appartenance de l'un ou des deux amis à un
couple stable, des nourritures culturelles et spirituelles.
L’AMITIÉ, UN DE CES BIENS QUI NE SE REMPLACENT PAS
Xavier LACROIX, Les mirages de l'amour, Questions en débat, Bayard Editions
- Centurion - Bovalis, 1997, chapitre III, "L'éloge de l'amitié", pp.
109-112.
"Il y a bien çà et là sur terre, une sorte de prolongement de l'amour
dans lequel le désir cupide que deux êtres éprouvent l'un pour l'autre fait
place à un nouveau désir, à une nouvelle convoitise, à une soif supérieure
commune, celle d'un idéal qui les dépasse tous deux : mais qui connaît cet
amour-là ? Qui l'a vécu ? Son véritable nom est amitié"
(Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, I, 14 (1886), trad. fr. Gallimard,
coll. Idées, 1950, p. 57).
L'amitié est souvent traitée comme une forme atténuée de l'amour. Une
affection plus faible, moins engageante, moins exigeante, chaste de surcroît,
marque d'une indéniable déficience !
Beaucoup moins chantée, romancée, célébrée et, disons-le, médiatisée que
l'amour, l'amitié occupe pourtant une grande place dans les histoires
personnelles. Que deviendrions-nous sans la joie de ces rencontres lumineuses
qui viennent ponctuer le temps de la vie ordinaire, sociale ou familiale ? Si
toutes nos relations étaient exclusivement soit fonctionnelles, soit amoureuses
? Si ne nous était pas donnée toute cette gamme d'affinités intermédiaires
entre la simple "sympathie" et la passion ou l'amour conjugal ? Car
l'amitié supporte des degrés : un collègue de travail ou un voisin peut devenir
un ami, tandis qu'une grande amitié peut donner lieu à une proximité comparable
à celle de l'amour
[...]
Toute une tradition philosophique, grecque esentiellement, a accordé à
l'amitié une valeur supérieure à celle de l'amour. Celui-ci serait plus passif,
plus instable, plus violent, plus possessif. Mais il s'agit alors de
l'amour-eros. Une autre hypothèse ne pourrait-elle pas être que l'essentiel de
l'amitié rejoint l'essentiel de l'amour ? Il arrive que les deux termes soient
substituables l'un à l'autre. Ainsi, dans son très beau roman Narcisse et
Goldmund, Hermann Hesse désigne-t-il à plusieurs reprises comme
"amour" l'amitié qui unit ses deux héros.
"Narcisse avait plongé ses regards jusqu'au fond de la vie irrégulière
de son ami, et ni son amour ni son estime pour lui ne s'étaient trouvés
affaiblis" (H. Hesse, Narcisse et Goldmund (1943), Calmann-Lévy, 1948,
Livre de poche, p. 366).
Prenons conscience du poids des
déterminismes culturels qui porteraient beaucoup, aujourd'hui, à entendre
"attrait homosexuel" derrière une telle appellation. Pour éviter une
telle réduction, il faut percevoir à quel fonds commun beaucoup plus ample puisent
ensemble amour et amitié, ce qui n'empêchera pas, mais permettra plutôt de
mettre en lumière leurs différences bien repérables. Cette profonde parenté en
même temps que leur appartenance à deux registres distincts constituent le
caractère énigmatique des relations entre ces deux affinités.
L’amitié est d’abord une expérience de
rencontre
"- Qu'est-ce que signifie "apprivoiser" ? dit le Petit prince.
- C'est une chose trop oubliée, dit le renard. Cela signifie créer des liens..."
Xavier LACROIX, Les mirages de l'amour, Questions en débat, Bayard Editions
- Centurion - Bovalis, 1997, chapitre III, "L'éloge de l'amitié", pp.
112-120.
Un des points communs entre l'amour et l'amitié est de se distinguer
ensemble des relations dans lesquelles prime l'extériorité, telles la
camaraderie ou le compagnonnage. Ces dernières se nouent généralement dans
l'action : jeu, combat ou entreprise commune, par exemple. L'enfant, le
militant, le travailleur ont des camarades.
Pour accéder à l'amitié, il faut vibrer sur une autre longueur d'onde, être
ouvert à une autre dimension, celle de l'intériorité. C'est pourquoi le grand
moment de la découverte de l'amitié est, très souvent, l'adolescence, qui est
précisément l'âge de la révélation de cette dernière.
1. Une rencontre au sens fort du terme
L'amitié est d'abord une expérience de rencontre au sens fort du terme,
c'est-à-dire de présence l'une à l'autre et de reconnaissance entre deux
singularités, deux unicités. Ce qui se traduit par quelques marques sensibles :
joie de se retrouver, plaisir d'être ensemble, facilité à communiquer. Plaisir
de la présence comme telle : si nous "sommes bien ensemble", ce n'est
pas seulement, pas exactement pour l'intérêt de la conversation ou de l'action.
Un accord de fond se dit à travers quelques indices, par éclairs : croisement
des regards, éclairement des visages, détente, entrain, gestes de cordialité.
Plus essentiellement encore que de plaisir, l'amitié est expérience de joie,
c'est-à-dire du sentiment d'un accroissement de la vie ou, selon les termes de
Spinoza, du passage à une plus grande perfection. En effet, l'expérience du
prix de l'autre y est aussi, et dans le même temps, expérience de son propre
prix à soi. Devant l'ami, avec lui, je me découvre moi-même plus riche que je
ne le croyais. Plus vivant, plus fort, reconnu moi-même dans ma singularité.
L'ami, écrit Francesco Alberoni, "me rend justice" sans se faire mon
juge.
D'où le côté reposant, apaisant, de l'amitié. Point n'y est besoin de faire
ses preuves, de s'affirmer, de se poser.
2. L'expérience d'un accord
L'amitié est expérience d'un accord, d'une concorde, d'une paix plus que
d'une ressemblance.
Ce n'est pas la rencontre de l'alter ego qui caractérise le mieux l'amitié.
La ressemblance comme telle, en effet, peut aussi bien être répulsive
qu'attractive. Critiquant la définition de l'amitié par celle-ci, Platon, dans
le Lysis, note qu'elle peut aussi bien engendrer la guerre des doubles...
Si donc l'amitié est proche de la fraternité, si elle est comme une
fraternité d'élection, c'est moins sur la base de ressemblances ou de
différences que sur celle de la reconnaissance et de la "mise en
commun" (koinônia) [...]. Celles-là, bien sûr, pourront favoriser
celles-ci ; elles en seront le terrain plus ou moins favorable. Prédispose à
l'amitié un subtil dosage, extrêmement variable d'une personne à l'autre, de
ressemblance et de dissemblance.
Mais la prédisposition n'est pas la réalisation. Une amitié ne saurait
grandir sur les seules bases de narcissisme ou de recherche complémentaire.
Elle naît d'un événement et se tisse au cours d'une histoire. Par des actes,
par des paroles. C'est dans la parole que naît l'amitié, dans le dialogue
qu'elle habite d'abord.
3. Heureuse alternance de silence et de parole
Mais les mots ne sont pas tout. Un des charmes de l'amitié vient d'un
heureux alliage, d'une heureuse alternance de silence et de parole. Si la
parole y est essentielle, elle n'y est pas indispensable. C'est même là
l'indice qu'une relation est réellement devenue amicale, qu'elle supporte le
silence. "Heureux, écrit Péguy, deux amis qui s'aiment assez pour (savoir)
se taire ensemble." Mais il s'agit alors d'un silence plein, dont le prix
vient des paroles antérieures... et à venir : "Nous nous taisions. Heureux
ceux, heureux deux amis qui s'aiment assez, qui veulent assez se plaire, qui se
connaissent assez, qui s'entendent assez, qui sont assez parents, qui pensent
et sentent assez de même, assez ensemble en dedans chacun séparément, assez les
mêmes chacun côte à côte, qui éprouvent, qui goûtent le plaisir de se taire
ensemble, de se taire côte à côte, de marcher longtemps, longtemps, d'aller, de
marcher silencieusement le long des silencieuses routes". *
* C. PEGUY, Victor-Marie, comte Hugo (1910), Pléiade, p. 664.
4. Alternance de communauté et de liberté
Il y aurait de belles pages à écrire sur la marche et l'amitié. Combien
d'amitiés ne se sont-elles pas nourries de ces longues heures - ou journées -
de promenade, de randonnées, de ces "balades" où l'on est côte à
côte, distincts mais proches, portés par le mouvement et le rythme accordé des
pas qui unissent autant que les paroles. Où l'on réussit cette merveille de
marcher chacun à son pas tout en allant au même rythme. Ce n'est pas le
face-à-face. Le regard se porte vers un horizon qui est à la fois commun et
librement parcouru par chacun. La cadence des pas relaie le libre échange des
paroles qui, selon les moments, seront abondantes ou laconiques, pour offrir
une méditation entre ces deux sujets à la fois séparés et reliés, éprouvant
chacun à sa manière l'effort à fournir comme le plaisir de respirer, tantôt
rassemblés sur ceux-ci, tantôt ouverts à l'espace du monde. L'amitié s'accorde
très bien avec cette alternance de communauté et de liberté, d'attention à
l'autre et de méditation personnelle, épousant les mouvements du paysage qui, à
chaque instant, au gré des détours du chemin et des courbes du terrain,
ménagent surprises, apparitions et disparitions.
5. L'amitié est impensable sans une reconnaissance du meilleur de l'un
par l'autre
Ainsi va l'amitié. Elle est comme une marche commune, qui suppose distance,
paysages et découvertes. Comme une conversation avec ses pauses, ses reprises,
son "fil", ses raccourcis. Unis, les amis le sont au-delà d'eux-mêmes.
La concorde amicale suppose ou plutôt exige l'ouverture à une réalité plus
grande. Elle est inséparable d'une quête, d'un appel, d'une commune aspiration.
Cet appel sera, au minimum, l'appel de la vie, du monde à explorer : ce sera
l'aspect créatif et aventureux des amitiés enfantines. Mais, plus profondément,
surtout lorsqu'elle devient adolescente ou adulte, l'amitié est corrélative de
la tension vers un bien, une vérité, une valeur. "Je ne puis aimer autrui
qu'au-delà de lui-même", écrit Jean Lacroix. L'amitié est impensable sans
une reconnaissance du meilleur de l'un par l'autre, celui-ci étant en tension
vers un horizon, une vérité, un bien. "Etre amis, c'est toujours connaître
ensemble", ou, selon Jean Lacroix encore, "être amis, c'est chercher
ensemble le vrai, et le chercher l'un dans l'autre" *. (Si l'amitié est
plus qu'harmonie affective, si elle est communauté, cela suppose que l'on ait
quelque chose à mettre en commun; mieux quelque chose, une vie qui soit vie de
l'esprit, une autre amitié (philia), celle qui porte vers la sagesse. [...])
* J. LACROIX, "De l'amitié", in Le sens du dialogue, La
Baconnière, Neuchâtel, 1944, p. 139.
6. L'amitié est la fidélité même... dans une temporalité discontinue
Tout cela, telle une longue marche, ne pourra avoir lieu qu'à travers le
temps.
Parmi les "vertus" communes à l'amour et à l'amitié, se trouve la
fidélité. Peut-être même est-il possible d'affirmer que cette dernière est plus
essentielle encore à la seconde qu'au premier, en ce sens qu'elle la constitue,
qu'elle en est comme la substance.
"L'amitié est la fidélité même", affirme Jankélévitch.* Cela peut
se comprendre, bien sûr, sur la base de la durée nécessaire à la construction
de tout lien véritable entre des sujets, ou encore comme exigence morale de
loyauté, solidarité, fiabilité à l'égard de celui qui a été conduit à
"compter sur nous". Exigence commune avec l'amour, donc. Mais, pour
ce qui relève de l'amitié, la relation à la durée se traduit pratiquement d'une
façon bien spécifique.
L'amitié commence, nous l'avons vu, par l'expérience d'une rencontre. Mais
celle-ci ne deviendra amitié que si elle est confirmée par une seconde, une
troisième, puis par toute une série de rencontres. Si, dès la seconde ou par la
suite, survient la déception ou le vide, l'élan de la première n'aura d'autre
statut que celui de tous les élans de sympathie que nous pouvons connaître dans
notre vie. L'amitié ne naît pas d'une rencontre unique, mais d'une histoire de
rencontres qui se confirment, s'enrichissent et donnent naissance à une
temporalité spécifique, celle d'un présent toujours renaissant. "Il faut
tant de rencontres à la bâtir", s'étonnait Montaigne dans le chapitre
fameux des Essais.**
Ces rencontres sont généralement discontinues, plus ou moins espacées dans le
temps, mais elles ont comme caractéristique principale ceci : aussi longue
qu'ait été l'interruption, il s'avère qu'elles ne sont jamais banales. La
conversation reprend comme si nous nous étions quittés la veille. Elle est
pourtant différente, car nous avons changé, mais le sentiment de continuité
l'emporte sur la réalité de la discontinuité.
C'est à la fois un indice de l'amitié - et ce qui, à chaque fois, la relance
- que cette expérience toujours réjouissante que, malgré le temps, le
"fil" s'est maintenu. Des mois, voire des années ont passé, chacun a
changé, les histoires peuvent être très dissemblables, mais nous sommes bien
"sur la même longueur d'onde".
Cette expérience parle d'elle-même, elle signifie le lien en même temps
qu'elle lui confère sa réalité. Que, malgré l'éloignement et la distance entre
deux existences, la rencontre demeure aussi vive, ne nions pas que cela indique
le lien, mais plutôt que là est le lien. Dans une proximité plus réelle que la
distance, dans une présence plus forte que l'absence. Si chaque rencontre est
alimentée des précédentes, chacune aussi vient confirmer celles-ci. le passé
donne profondeur au présent et le présent sauve le passé. Ainsi l'amitié
est-elle victoire sur le temps. Le terme de "victoire" ne convient d'ailleurs
pas ici, car il ne s'agit pas de vaincre le temps qui, alors, n'est pas un
ennemi mais un allié.
Tel est le secret commun à l'amour et à l'amitié : faire du temps non un
ennemi, mais un allié.
* V. JANKELEVITCH, Les vertus et l'amour, II (1970), Flammarion, 1986,
p. 152.
** MONTAIGNE, Essais, livre I, chapitre XXVIII.
7. L'amitié reçoit les changements comme une chance
Tout cela n'exclut pas la nouveauté, bien au contraire. Il ne s'agit pas de
répétition. Chaque rencontre est différente de la précédente ; chacune ménage
aussi des surprises. On ne sait jamais à l'avance ce que sera la suivante, et
c'est un des charmes de son attente. Si la conversation se poursuit, c'est
qu'elle est capable de se renouveler, de connaître des mutations, d'accepter les
changements. Les deux amis peuvent ne pas évoluer dans la même direction. L'un
peut changer de croyances religieuses ou politiques ; tel Goldmund dans le
roman de Hermann Hesse, il peut poursuivre une voie plus ou moins chaotique, à
l'opposé de celle de son ami. Celui-ci recevra ces changements comme une
chance, comme une irruption de la différence dans sa vie. L'ami n'est pas
seulement celui qui m'enrichit, il peut être aussi celui que m'interroge, me
critique, me rend pauvre. Il pourra être celui qui vient périodiquement me
rappeler que mon intinéraire n'est pas le seul possible et que, sur la base
même de ce qui nous unit, d'autres choix spirituels, intellectuels ou
existentiels sont possibles. Le croyant fervent pourra être travaillé par la
pensée de son ami devenu agnostique. Le "bon père - bon époux" pourra
rester très proche d'un ami à la vie affective aventureuse ou le moine érudit
devenu abbé conserver un tendre attachement pour son ami artiste devenu
chemineau errant.
" Goldmund ne l'avait pas seulement rendu plus riche. Par lui, il était
aussi devenu plus pauvre, plus pauvre et plus faible [...] Le monde dans lequel
il vivait et où il se sentait chez lui, son monde, sa vie monacale, son
ministère, sa science, la belle architecture de ses pensées, avaient été
souvent violemment ébranlées et mis en question par l'artiste. [...] Mais
l'homme avait-il été vraiment créé pour mener une existence réglée dont la
cloche et la prière scandaient les heures et les occupations? ". *
Une amitié qui chercherait la répétition, voulant à tout prix maintenir
l'harmonie passée, sur les bases de celle-ci, serait vouée à l'ennui et,
finalement, à la fossilisation. Elle ne serait qu'une fixation sur le même,
marquée par une fascination à l'égard du passé, un regret de ce qui n'est plus.
La nostalgie est certainement un des écueils caractéristiques de l'amitié.
C'est le miracle des amitiés heureuses que de marier une fondamentale,
intrinsèque permanence dans la fidélité et une disponibilité à la nouveauté, un
consentement à la différence, une capacité de création, de solidité et liberté
conjointement. Liberté d'autant plus grande qu'on sait le lien solide.
* H. HESSE, Narcisse et Goldmund (1943), Calmann-Lévy, 1948, Livre de
poche, p. 364.
8. L'amitié se reçoit comme un don
Mais une telle amitié ne se recherche pas pour elle-même, elle se reçoit
comme un don, un cadeau gratuit. Il est vrai qu'elle doit, pour une part, se
vouloir, à l'instar de l'amour, comme une oeuvre qui se construit par des
gestes, des actes, des paroles qui maintiennent le lien vivant. Mais cette
volonté ne porte que sur les médiations, et non sur la fin elle-même, comme si
l'amitié pouvait être le terme d'un "projet", une image à réaliser ou
encore un objet d'art. Pour que l'amitié demeure vivante, il faut qu'elle soit
fondamentalement réceptive, ouverte à l'inconnu, ou encore à l'a-venir,
c'est-à-dire à l'altérité de l'autre.
9. L'amour aurait beaucoup à apprendre de l'amitié
L'amour, on le voit, aurait beaucoup à apprendre de l'amitié. Plus
précisément, si nous considérons d'autres formes d'amour que celle de l'amitié
- je pense particulièrement ici à l'amour conjugal et fraternel -, il apparaît
que celles-ci auraient beaucoup à gagner d'une intégration des ressources de
l'amitié. Sait-on que pendant très longtemps, au Moyen-Age et encore à l'Age
classique, moralistes, philosophes et théologiens parlaient d'amitié conjugale
? Les ressources de l'amitié viendront relayer celles de la passion ou du
désir, dont nous ne dirons pas qu'ils sont voués à diminuer, mais plutôt à
connaître des aléas, des pannes, des flux et reflux. L'amitié est plus
constante, elle rêve moins de fusion, elle se conçoit davantage comme une
oeuvre. Comme un art : art de renouveler la conversation, de puiser à d'autres
ressources qu'affectives, d'avancer toujours dans la koinônia. André
Comte-Sponvielle dit se souvenir avec émotion d'une femme disant de son
conjoint : "C'est mon meilleur ami".
Toutefois, reconnaître ce fonds commun ne conduira pas jusqu'à affirmer la
coïncidence.
De l'amitié à l'amour, on change de registre, un pas est franchi. Restera à
voir si ce pas est toujours un pas en avant.
« Il est
des nœuds secrets, il est des sympathies
dont par
le doux rapport les âmes assorties
s'attachent
l'une à l'autre et se laissent piquer.
Par ces
"je ne sais quoi" qu'on ne peut expliquer. »
(Corneille)