samedi 17 août 2013

TRILOGIE DE LA PASSION






À WERTHER

Tu te risques donc, ombre tant pleurée,
Une fois encore à la lumière du jour,
Tu viens à moi par ces prés fleuris à neuf
Sans du tout redouter mon regard.
Il semble que tu vives dans le matin
Quand la rosée nous rafraîchit sur le même champ
Et aussi, après la morne fatigue du jour,
Quand nous enchante le dernier rayon du soleil ;
Rester fut mon lot, partir était le tien,
Tu pris les devants — et tu n'as pas beaucoup perdu.

La vie de l'homme semble un sort magnifique :
Que le jour est aimable, que la nuit est grande !
Et nous, plantés au milieu du terrestre Paradis,
Jouissons à peine du soleil haut et auguste
Que sitôt de troubles tentations nous affrontent
À nous-mêmes tantôt, et tantôt à ce qui nous entoure ;
Aucun des deux n'est par l'autre comblé à souhait,
Le monde est obscur, quand notre être resplendit,
La splendeur de ce qui est m'est volée par le trouble de ma vue,
C'est là tout près — et l'on ne reconnaît pas le bonheur.

Parfois nous croyons le connaître ! Avec force
Nous ravit en un charme d'amour la féminine forme :
Le jeune homme, heureux comme en la fleur de l'enfance,
S'avance dans le printemps — printemps lui-même —,
Ébloui, étonné, qui donc lui tourne ainsi la tête ?
Il regarde autour de lui, le monde lui appartient.
Une hâte naïve l'emporte vers les lointains,
Rien ne le limite, ni mur, ni palais ;
Comme une bande d'oiseaux effleure les cimes,
Il plane lui aussi qui vague autour de la Bien-Aimée,
Il cherche du haut du ciel, qu'il laisserait volontiers,
Le regard fidèle qui le retiendra fermement.

Mais trop tôt averti d'abord, puis trop tard,
Il se sent arrêté en son vol, il se sent pris,
Le Revoir est heureux, l'adieu cruel,
Une Nouvelle Rencontre le réjouit plus encore,
Et des années sont en un instant compensées ;
Mais sournoisement guette l'ultime adieu.

Tu souris, mon ami, avec sentiment, comme il sied :
Un horrible adieu fit ta renommée ;
Nous avons célébré ton lamentable sort
Et tu nous as laissé à la plénitude et à la souffrance ;
Depuis, la voie incertaine des passions
Nous attira encore en son labyrinthe ;
Et nous allons, enchaîné à une détresse répétée,
Vers l'adieu suprême — l'adieu qui est la mort !
Comme c'est émouvant quand le poète chante
Pour écarter la mort que l'adieu porte en lui !
Empêtré dans de tels tourments, à demi-coupable,
Qu'un dieu lui donne de dire ce qu'il endure.


ÉLÉGIE DE MARIENBAD

Alors que l'homme se tait dans la douleur,
Un dieu m'a donné à dire ce que je souffre.
Que puis-je maintenant espérer du Revoir,
De la fleur encore fermée de ce jour ?
Le Paradis, l'Enfer s'ouvrent devant toi ;
Quel mouvement contradictoire en ce cœur ! —
Plus de doute ! Elle s'avance à la porte du ciel,
De ses bras Elle t'élève vers Elle.

Ainsi tu fus admis au Paradis,
Comme si tu étais digne de cette belle vie d'éternité ;
Nul désir, nul souhait, nulle envie ne te demeuraient,
C'était là le but de ta plus intime aspiration ;
Et dans la contemplation de cette beauté unique
Tarissait même la source des larmes impatientes.

Bien que le jour n'agitât plus ses ailes rapides,
Il semblait chasser les minutes devant lui !
Le baiser du soir, sceau d'un fidèle engagement :
Qu'il en serait encore ainsi au prochain soleil.
Les heures se ressemblaient en leur marche gracieuse,
Comme des sœurs, mais nulle tout à fait pareille aux autres.

Et le baiser, le dernier, cruellement doux, tranchant
Le superbe réseau d'amours enlacées.
Et le pied tantôt se hâte, tantôt ralentit, fuyant le seuil
Dont un Chérubin de flamme l'a chassé ;
Et l'œil fixe avec chagrin le sentier ténébreux,
Il regarde en arrière, la porte est fermée.

Et maintenant refermé en lui-même, comme si ce cœur
Ne s'était jamais ouvert, n'avait jamais vécu d'heures
Bienheureuses avec chaque étoile du ciel à l'envi
Dans la splendeur de Sa compagnie ;
Et morosité, contrition, remords, lourdeur des soucis
De peser maintenant dans une étouffante atmosphère.

Est-ce donc que le monde n'est plus ? Les à-pics rocheux
Ne sont-ils plus couronnés d'ombres sacrées ?
Les moissons ne mûrissent-elles pas ? Une verte campagne
Ne conduit-elle jusqu'au fleuve à travers bosquets et pâturages ?
Et l'immensité céleste ne se cambre-t-elle pas,
Prodigue de formes et parfois sans forme ?

Errant avec douceur et grâce, clarté et tendresse,
Planant, comme un Séraphin, hors du chœur austère des nues,
Comme cela Lui ressemblait, là-haut dans le bleu de l'éther,
Cette forme svelte qui montait dans l'air limpide ;
Tu la vis ainsi emportée dans une danse joyeuse,
Elle, la plus aimable des plus aimables figures.

Mais tu ne pus la saisir que quelques instants,
Ne retenir à Sa place qu'un fantôme aérien ;
Reviens en ton cœur, tu y trouveras bien mieux,
Car elle s'y meut en figures changeantes,
Et d'entre toutes se forme l'Unique,
Mille fois plus et toujours, toujours plus aimée.

Comme au temps de l'accueil, elle demeura près des portes
Et fit mon bonheur, de là-haut, degré par degré ;
En personne après le dernier baiser Elle me rejoignit
Pressant encore le tout dernier sur mes lèvres :
Claire et mobile demeure l'image de l'aimée,
Écrite en lettres de feu au fond d'un cœur fidèle.

En ton cœur, solide comme un mur crénelé,
Qui se conserve pour Elle et La conserve en lui,
Et pour Elle se réjouit de sa propre constance,
Se connaissant lui-même seulement si Elle se manifeste,
Se sentant plus libre dans des limites tellement chéries,
Et ne battant plus que pour Lui tout devoir.

La faculté d'aimer, le besoin d'être
Payé de retour étaient éteints, évanouis ;
Mais la confiance joyeuse en d'heureux projets,
Des décisions, une prompte action, se retrouva tout de suite !
Quand l'Amour exalte à ce point celui qui aime,
Le plus délicieux est à ma portée ;

Et sans doute, grâce à Elle ! — Une intime angoisse
Tenait corps et esprit dans une importune sujétion :
Environné d'horribles images où que porte la vue,
Dans l'espace désert et oppressant du cœur vacant ;
Alors point l'espoir sur le seuil bien connu,
Elle paraît en personne dans la douce clarté du soleil.

À la paix de Dieu, laquelle en ce bas monde vous
Rend heureux plus que Raison — ainsi lisons-nous —,
Je compare volontiers la paix sereine de l'Amour
Dans la présence de l'Être tout-aimé ;
Là le cœur est tranquille et rien ne peut troubler
Le sentiment le plus profond, celui de Lui appartenir.

Dans le pur de notre cœur roule une aspiration :
À quelque chose de plus Haut, de plus Pur, d'Inconnu
Se donner par reconnaissance et d'un libre vouloir,
Déchiffrant en soi l'éternel Innominé ;
Nous appelons cela : être religieux ! — D'une telle élévation
Je me sens participer quand je me tiens devant Elle.

Sous son regard comme sous l'empire du soleil,
Sous son haleine comme sous les souffles printaniers,
Se met à fondre, ce qui se tint si longtemps rigide et glacé,
Le sens de soi enfoui dans des fosses hivernales ;
Nul intérêt propre, nulle volonté personnelle ne persistent :
Avec Sa venue cela frémit et disparaît.

C'est comme si elle disait : « Heure après heure
« La vie nous est aimablement offerte,
« Le passé nous laisse un piètre savoir,
« L'avenir, le connaître nous est interdit ;
« Et comme je redoutais la venue du soir,
« Le soleil sombra, et ce que je vis faisait encore ma joie.

« Fais comme moi et regarde, avec une joie tolérante,
« L'instant en face ! Nul atermoiement !
« Va vite à sa rencontre, bienveillant parce que vivant,
« Voue-toi à l'action, pour la joie, dévoue-toi à l'Amour ;
« Où tu es, que tout soit, dans une éternelle enfance,
« Et ainsi tu es tout, tu es invincible. »

Tu as bien parlé, pensai-je, pour viatique
Un Dieu T'accorda la faveur de l'instant,
Et chacun se sent en Ta gracieuse compagnie
Instantanément le favori du destin ;
M'effraie l'avis d'avoir à m'éloigner de toi,
À quoi me sert d'acquérir si haute sagesse ?

Désormais je suis loin ! La minute présente,
Je ne saurais dire ce qui lui convient ;
Elle m'offre maint bienfait en vue du Beau,
Je dois seulement me défaire de ce qui pèse ;
Me mène et me démène une irrépressible aspiration,
Et ne demeure ici nul conseil que d'intarissables larmes.

Car cela sourd et s'écoule ainsi sans arrêt !
Sans qu'on réussisse jamais à calmer le feu intérieur !
Et cela s'apaise et se déchire violemment en mon cœur
Là où Vie et Mort hideusement se combattent.
Que l'on donne médecine au corps pour adoucir sa peine ;
Il manque à l'esprit seulement décision et vouloir.

Une intuition lui manque : comment suppléer Son absence ?
Et il multiplie Son image de mille manières.
C'est l'hésitation parfois, tantôt c'est l'emportement,
Indécis pour l'heure, maintenant dans le plus pur éclat ;
Comment cela pourrait-il servir à la plus piètre consolation,
Le flux et le reflux, l'allée comme la venue ?

Quittez-moi ici, fidèles compagnons de route !
Laissez-moi seul près du roc, dans le marais, sur la mousse ;
Toujours clos pour moi seul ! Pour vous le monde reste ouvert,
La terre immense, le ciel auguste et grand ;
Observez, cherchez, rassemblez les éléments,
Le secret de la Nature reste à balbutier !

Pour moi le Tout est perdu, je le suis moi-même,
Moi qui fus, il y a peu encore, le favori des Dieux ;
Ils me mirent à l'épreuve, m'envoyèrent des Pandores,
Si riches en bienfaits, plus riches encore en danger ;
Ils me poussèrent vers la bouche dispensatrice du bonheur,
Ils m'en séparent, et me conduisent à ma perte.


RÉCONCILIATION

   La passion amène les souffrances ! Qui calmerait
Un cœur oppressé qui a trop perdu ?
Où sont les heures si vite envolées ?
En vain choisis-tu le plus beau !
L'esprit est troublé, les intentions confuses ;
Le vaste monde, comme il s'amoindrit pour les sens !

   Alors la musique s'élève sur ses ailes angéliques,
Entrelaçant les sons par milliers,
Pour pénétrer l'homme de part en part,
Pour l'emplir de l'éternelle beauté :
L'œil se mouille, il sent dans un plus haut élan
La valeur divine des sons comme des larmes.

   Et le cœur ainsi allégé s'aperçoit soudain
Qu'il vit encore, qu'il bat et voudrait battre,
Signe de pure gratitude pour ce splendide présent,
Il s'offre lui-même en libre sacrifice.
Il éprouverait alors — ô que ce fût pour toujours ! -
Le double bonheur des sons et de l'amour.


Johann Wolfgang Von Goethe (Trilogie der Leidenschaft)

vendredi 16 août 2013

Voir la perfection en toute chose et toute situation...




    Voila encore un véritable défi qui nous est lancé par la Vie : reconnaître que tout ce qui advient est précisément ce qui doit advenir pour l’évolution de notre âme et, par conséquent, est juste et parfait tel quel. Ceci n’a strictement rien avoir avec la fatalité. Même si nous avons fait intervenir notre volonté, du moins à ce qu’il nous semble, ou même si ce qui arrive est la manifestation de nos pensées, rien n’est le fruit du hasard. Notre âme sait exactement ce qui est juste et parfait pour chacun  de nous, bien que non nécessairement pour notre ego. Tout, absolument tout, est à sa place et concourt à notre bien, même si nous ne nous en rendons pas compte sur le moment.
    Tout arrive au bon moment lorsque nous sommes prêts à le comprendre et à l’accepter. C’est moins l’événement lui-même (qui est juste ce qu’il est, rien de plus) qui est « parfait » que l’expérience que l’âme cherche à nous faire vivre pour sa propre évolution. Voir la perfection en toute chose n’est pas possible à partir du mental, c’est une vision du cœur qui rendra votre vie plus légère, plus joyeuse et plus libre.  

    Ce n’est pas facile à reconnaître et même à entendre j’en conviens et j’ai moi-même parfois des doutes, voire même quelques sursauts de révolte ou d’incompréhension face à certains événements particulièrement douloureux. Alors pourquoi recommander de porter précisément ce regard sur les choses de la vie ? Tout simplement parce que c’est la meilleure façon d’accepter la totalité de la manifestation et que c’est seulement ainsi que nous pouvons vraiment retrouver notre véritable nature et, finalement, le bonheur. C’est en fait une question de foi, de foi totale. 

    Voir la perfection en chacun, en toute chose et en toute situation est certainement le meilleur moyen d’accepter la totalité de la manifestation, malgré les apparences, afin de trouver en soi la paix intérieure qui, seule, peut nu rendre véritablement heureux.

Yvon Delvoye  extrait de « Accéder à son espace intérieur » (changer son regard pour changer sa vie)

jeudi 15 août 2013

La caravane humaine





J'ai connu,
dans ma vie,
qui s'étire déjà pas mal,
quelques grands vivants.
Ils n'étaient pas tous célèbres,
loin de là.
Mais ils avaient tous
assez d'amour dans le cœur
pour en donner
à beaucoup.

Ils n'avaient pas tous un épais portefeuille,
tant s'en faut.
Mais ils avaient tous
une grande passion dans l'âme
qui donnait du sens
à tout ce qu'ils faisaient.

Ils n'étaient pas tous très instruits,
oh non !
Mais ils avaient tous développé
une sagesse en leur esprit
qui en faisait
de merveilleux conseillers.

Ils avaient souffert,
souvent même beaucoup :
maladies, échecs, abandons, trahisons.
Mais jamais,
ils ne s'étaient laissés abattre.
Toujours,
ils avaient rebondi
devant l'épreuve.

Ils avaient compris
depuis longtemps
que donner
est plus agréable que recevoir,
qu'écouter
est plus intéressant que parler,
qu'admirer
est plus utile que condamner.

Ils avaient découvert
que l'intelligence sans le cœur
est bien malcommode
et que le cœur sans les mains
ne vaut guère mieux.

Ils avaient trouvé aussi,
souvent péniblement,
que la vraie vie
ne se vit pas tout seul.
Il y a les autres
sur qui on peut s'appuyer.

Ils avaient tous gardé
un sens de l'émerveillement peu commun.
Capables de se pâmer
devant une rose fraîchement éclose
autant que devant le sourire d'un enfant
ou les mains ridées d'un vieillard.

Ils étaient ardents à l'ouvrage
et fervents pour l'amour.
Ils avaient la force des départs
et le courage des recommencements.
Ils avaient du cœur au ventre
et aussi plein les mains.

Il émanait de leur personne
une sorte de magnétisme
qui donnait le goût
de faire un bout de chemin avec eux.
Leur seule présence inspirait confiance.
Ils dégageaient beaucoup d'amour.
On était bien avec eux.

A les voir,
on avait le sentiment d'être meilleur.
A côté d'eux,
on avait envie de grandir.
Ils avaient du feu
dans les yeux et dans le cœur.

Et certains,
au cours du voyage,
avaient rencontré Dieu
qui avait éclairé leurs pas,
guéri leurs blessures
et réchauffé leurs froidures.

Bref,
ils avaient le goût de vivre
et ils donnaient le goût de vivre.

* * *

Mais j'en ai connu d'autres
qui avaient perdu
ce goût de vivre
et qui traînaient à pas lents
une vie lourde de misères.
Grands blessés,
oubliés, déprimés,
angoissés, perdus.

Ce n'était pas toujours
de leur faute.
Ils ont excité en moi
la pitié,
puis la compassion,
et enfin l'amour.
Je leur ai voué
une bonne partie de ma vie.
Ils sont devenus
des maîtres pour moi
et je compte parmi eux
quelques-uns de mes meilleurs amis.

Et, il faut le dire,
j'en ai connu enfin
qui enlevaient aux autres
le goût de vivre,
qui utilisaient les gens
plutôt que de les aimer.
Mesquins, égoïstes,
ambitieux, hypocrites,
veules, jaloux,
jugeurs, exploiteurs.

Eux aussi
n'étaient pas toujours coupables.
Ils m'ont souvent donné
l'envie de vomir
quand ils croisaient ma route.
Peu à peu, cependant,
ils m'ont appris
la compréhension, la bonté
et surtout le pardon.

* * *

Dans la caravane humaine,
il y a toutes sortes de marcheurs.
Des leaders et des suiveurs,
des infatigables et des fatigués,
des joyeux et des tristes,
des bons vivants et des agressifs,
des grands, des moyens, des petits,
des fins et des pas-fins,
des forts et des faibles...

Les uns courent,
d'autres s'essoufflent à rien,
d'autres s'assoient sur le bord de route,
d'autres enfin rebroussent chemin.

Mais tous sont portés ou emportés
par cette marée humaine.
Tous, même sans le savoir,
sont avides d'amour,
sont assoiffés de vie.
Ils veulent VIVRE.
Ils portent en eux,
comme le trésor le plus précieux,
cet acharnement à vouloir vivre.

Qui leur a rivé au cœur
ce goût de vivre,
dites-le moi ?
Je ne serais pas surpris que ce soit
Celui qui est la Vie,
Celui qui a brisé
les chaînes de toutes nos morts
afin que nous puissions
VIVRE TOUJOURS !
 Jules Beaulac, Que c'est bon la vie !, Ed. du Levain, l990